Il y a deux ans, donnant la réplique à Sherlock Holmes qualifiant la loi « mémorielle » du 29 janvier 2001 de « droit mou », le Dr Watson (Dominique Chagnollaud de Sabouret) s’interrogeait : « Même quand elle a pour effet, par exemple, de modifier à terme les programmes scolaires ? » (« L’étrange affaire des communiqués », AJDA 2016, p. 1559, spéc. pp. 1564-1565). « Les lois mémorielles ont leur place dans les programmes scolaires » ; ainsi se trouve résumé l’arrêt rendu par le Conseil d’État le 4 juillet dernier (Association pour la neutralité de l’enseignement de l’histoire turque dans les programmes scolaires (ANEHTPS), n° 392400 ; AJDA 2018, p. 1365, obs. J.-M. Pastor ; reprises sur Dalloz-actualite.fr).
Dans une étude publiée il y a quelques années, Erwann Kerviche faisait observer que « “la” loi mémorielle » est une « créature doctrinale », dont les « critères de définition apparaissent si fragiles qu’un démantèlement de cette catégorie artificielle semble nécessaire » (« La Constitution, le chercheur et la mémoire », RDP 2009, p. 1051).
Pour s’en tenir aux termes de la juridiction, l’association requérante contestait le refus d’abroger les dispositions de l’annexe III de l’arrêté du 9 novembre 2015 « en tant qu’elles comportent l’enseignement, au titre du programme d’histoire, des faits qu’elles qualifient de « génocide des Arméniens » » (cons. 3).
L’arrêt est rendu au visa de deux décisions de non-renvoi rendues sur les requêtes de la même association, selon lesquelles les dispositions de l’article 1er de la loi du 29 janvier 2001 – prévoyant que la « France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 » – « sont dépourvues de portée normative » (CE, 19 oct. 2015, n° 392400 ; Constitutions 2016, p. 588, chr. L. Domingo et 13 janv. 2017, n° 404850 ; entretemps, Dominique Chagnollaud avait produit pour l’ANEHTPS des observations devant le Conseil constitutionnel : v. sa décision du 8 janv. 2016, M. Vincent R. [Délit de contestation de l’existence de certains crimes contre l’humanité], n° 2015-512 QPC ; D. 2016, pp. 76, obs. P. Wachsmann, 521, note J.-B. Perrier et E. Raschel, et 92, point de vue D. Chagnollaud de Sabouret).
Le Conseil d’État considère cette fois « que, d’une part, la seule utilisation de ces termes, dont il ressort des pièces du dossier qu’ils se bornent à reprendre une formulation courante, notamment de la part d’historiens, et d’ailleurs reprise par la loi n° 2001-70 (…) n’est pas, par elle-même, de nature à porter atteinte [aux libertés d’expression, de conscience et d’opinion des élèves, ainsi qu’à la neutralité du service public de l’éducation] ». Il ajoute surtout « que, d’autre part, l’objet même du programme d’histoire, tel que le fixe l’arrêté litigieux, est de faire enseigner aux élèves l’état des savoirs tel qu’il résulte de la recherche historique, laquelle repose sur une démarche critique, fondée sur la liberté de soumettre à débat toute connaissance ; que, par suite, la prescription d’un tel enseignement par l’arrêté attaqué est, en elle-même, insusceptible de porter atteinte aux libertés d’expression, de conscience et d’opinion des élèves, ou de méconnaître la neutralité du service public de l’éducation » (cons. 6).
Il est possible de faire le lien avec l’un des éléments mis en avant par Katarina Tomaševski pour envisager le droit à l’éducation comme modèle, à savoir l’acceptabilité de ce bienfait ; tout comme à propos de la Marseillaise (v. pp. 1193-1194 ; v. aussi ce billet récent de l’historien de l’éducation Claude Lelièvre le 25 juin), le Conseil d’État aurait pu faire référence à ce droit pour conforter sa décision.
Cet arrêt est enfin l’occasion de renvoyer à la recension de plusieurs ouvrages, « un siècle après le génocide », par Vicken Cheterian, Le Monde diplomatique oct. 2015, p. 24 (aussi à celui ci-contre). Récemment, v. Antoine Flandrin, « Génocides : la recherche française comble son retard », Le Monde Idées 31 mars 2018 : « pendant longtemps, la France s’est tenue à l’écart des genocide studies, ce courant de recherches interdisciplinaires né aux États-Unis et en Israël dans les années 1970-1980 », et ce « aussi parce que l’État a longtemps occulté son rôle dans les différents génocides, notamment la Shoah » ; sont rappelées l’« œuvre pionnière », en 1995, d’Yves Ternon, L’État criminel. Les Génocides au XXe siècle et « les travaux comparatifs et pluridisciplinaires de Jacques Sémelin ou de Bernard Bruneteau ».
Ajouts au 31 août 2018
« Europe de l’Est. Coup de gomme sur l’histoire », Le Monde Idées 11 août 2018 : ce dossier comprend un entretien avec Hamit Bozarslan (par Gaïdz Minassian), « En Turquie, l’histoire est essentiellement un mouvement de dissidence intellectuelle » ; au-delà du cas des « milliers d’enseignants [qui] figurent parmi les 130 000 fonctionnaires licenciés », depuis l’été 2015, il est rappelé qu’en 2017, « le Parlement a modifié son règlement intérieur pour sanctionner l’usage de mots jugés « dangereux » par les députés, dont « génocide arménien » et « Kurdistan » ».
Sur le site de Libération, le 30, Johanna Luyssen rappelle le « massacre des Héréros et des Namas entre 1904 et 1908 – le premier génocide du XXe siècle » (« Pourquoi l’Allemagne est encore embarrassée par son passé colonial en Namibie »). Le Monde des Livres signale, dans son édition du lendemain, le livre du chercheur Florent Piton, Le Génocide des Tutsi au Rwanda ; dans sa recension, Macha Séry note que ceux qui « minimisent le rôle de l’État français avant, pendant et après le génocide [d’avril à juillet 1994] (…) disposent toujours de puissants relais dans la presse et sur la Toile », alors que ce « rôle [est] aujourd’hui bien documenté ».
« Un an après les massacres et l’exil » dans le district de Cox’s Bazar (Bangladesh), l’envoyé spécial Bruno Philip a quant à lui publié une série d’articles à propos des personnes qui y ont trouvé refuge ; il indique par ailleurs que « les enquêteurs de l’ONU ont publié un rapport et demandé que la justice internationale poursuive le chef de l’armée birmane et cinq autres hauts gradés pour « génocide », « crimes contre l’humanité » et « crimes de guerre » à l’encontre des musulmans rohingya » (« Une mission de l’ONU met en cause le chef de l’armée birmane », Le Monde 28 août 2018, p. 5).
Ajout modifié le 25 janvier 2020, pour préciser qu’alors que « la Cour pénale internationale se trouve saisie d’accusations visant l’« intention génocidaire » de l’armée » (« Chine, Inde, Birmanie : silence sur les musulmans persécutés », Le Monde.fr 18 janv. 2020 éditorial), la Cour internationale de justice vient, saisie par la Gambie, d’ordonner « au pouvoir birman de prévenir tout meurtre, toute atteinte grave à l’intégrité physique et mentale des membres de la minorité musulmane rohingya » (Stéphanie Maupas, « Rohingya : la Birmanie sommée d’agir », Le Monde le 25, p. 5, la décision ayant été rendue le 23) ; et pour compléter le renvoi à ce portrait d’Annick Cojean et Gaïdz Minassian, « Taner Akçam. L’historien du génocide des Arméniens » (Le Monde 27 sept. 2018, p. 14) : les journalistes revenaient sur le parcours de l’universitaire turc, qualifié dans le New York Times de « Sherlock Holmes du génocide des Arméniens » par Eric Weitz, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Allemagne et des crimes contre l’humanité.
« Un mois après la reconnaissance du génocide de 1915 par le Congrès américain », le 12 décembre 2019, son livre (v. ci-contre) paraît en français ; « Une implacable démonstration », selon Gaïdz Minassian, qui recueille des propos de l’auteur dans Le Monde des Livres de ce jour, page 7 : Taner Akçam souligne « une différence importante entre la reconnaissance américaine du génocide et celles qui ont eu lieu en France et en Allemagne. La décision du Congrès américain peut avoir un poids juridique favorisant l’ouverture de procédures judiciaires contre la Turquie. Les plaignants arméniens pourraient s’inspirer du modèle des litiges concernant la Shoah. Désormais, ceux qui s’investissent dans cette lutte ont un poids moral et juridique accru » (« Le déni du génocide des Arméniens est une politique d’État »). Page 10, Florence Noiville rencontre « Elif Shafak. Nostalgique d’Istanbul » : « en 2006, son roman La Bâtarde d’Istanbul (Phébus, 2007) lui a valu d’être traînée en justice pour « insulte à l’identité turque ». (…) Mêlant la comédie au drame et le passé au présent, le livre contait l’histoire de deux familles, l’une turque, l’autre arménienne émigrée aux États-Unis au début du XXe siècle, et évoquait les atrocités du génocide (…). Le procès, retentissant en Turquie, s’est soldé par un non-lieu » ; « Depuis Londres, où elle s’est installée il y a onze ans, l’auteure de Crime d’honneur (Phébus, 2013) et de Trois filles d’Ève (Flammarion, 2018) ne cesse d’alerter sur la difficulté d’être kurde, homosexuel, alévi (membre d’une communauté musulmane hétérodoxe) ou simplement écrivain, aujourd’hui, au pays de Yasar Kemal et de Nazim Hikmet ».
Ajouts au 5 octobre 2018, avec la recension de L’État contre les juifs, de Laurent Joly (Tal Bruttmann, « Vichy, coupable », Le Monde des Livres le 5), et cet article de Blaise Gauquelin, « Le génocide oublié des Tziganes », Le Monde.fr le 3 : outre l’historienne Henriette Asséo (v. ma note de bas de page 868, n° 1465), le journaliste cite « Benjamin Abtan, président de l’EGAM, mouvement antiraciste européen, très impliqué dans ce dossier » : « Il y a un manque de connaissances et de recherches. Il faut (…) former les enseignants, faire évoluer les programmes scolaires ».
Ajout au 15 octobre 2018, avec un bref commentaire de la chronique autorisée sous l’arrêt du 4 juillet ; rédigée par Charline Nicolas et Yannick Faure, elle a été publiée lundi dernier à l’AJDA sous le titre « Savoir et/ou croire : les programmes scolaires à l’aune de la liberté de conscience » (pp. 1884 et s.). Les responsables du centre de recherches et de diffusion juridiques du Conseil d’État écrivent qu’« il aurait pu in fine s’abriter derrière « l’état des savoirs » » (avant de préciser entre parenthèses : « d’ailleurs évoqué dans la décision », puis de recourir page suivante à cette expression) et, surtout, ne peuvent « s’empêcher, à titre personnel, de penser qu[‘]il est loin d’être évident qu’il soit possible de faire de la confrontation ou de la critique le mode commun de recherche dans le domaine de l’histoire. Toutefois, le juge n’est pas épistémologue, de sorte qu’un raisonnement juridique s’accommode aisément de cette vision quelque peu idéale » (« idéaliste », est-il écrit quelques lignes auparavant, « mais aussi réductrice car tendant à assimiler l’histoire aux sciences dites « dures » ») ; elle « a très certainement la vertu de « filtrer » les prétentions énoncées au nom de la liberté de conscience et d’éviter qu’un enseignement « à la carte » soit dispensé aux élèves en fonction de leurs opinions ». S’agissant de la dernière expression entre guillemets, v. ma thèse pp. 344-345, 825 et 1206 ; concernant une autre affirmation de cette page 1887, v. ce billet in fine.
Ajouts au 5 novembre 2018, pour signaler – outre cet extrait vidéo rendu public par Mediapart – l’intéressant supplément Le Monde Idées du samedi 3, consacré au « 11-Novembre dans tous ses sens », avec ce rappel de Marc Semo, « La naissance avortée de la justice pénale internationale » : « C’est en référence à l’anéantissement [des Arméniens] que le juriste juif polonais Raphael Lemkin, réfugié aux États-Unis, forgea le concept de génocide qui entrera dans le droit international en 1946, après la Shoah ». C’est à Lemberg qu’il étudia le droit, tout comme son homologue britannique Hersch Lauterpacht, l’inventeur du concept de « crime contre l’humanité » ; cette coïncidence est l’objet du livre de l’avocat Philippe Sands, sur lequel il revient dans un passionnant entretien avec Emmanuel Laurentin mêlant histoire, mémoire et droit.
Ajouts au 5 mars 2019, avec d’abord quelques précisions : « Lemberg, Lviv, Lvov et Lwów désignent la même ville », qui « a changé huit fois de mains entre 1914 et 1945 », et où son grand-père – Léon Bucholz, dont il est question aussi dans ce livre –, est né et a grandi. L’auteur concède que le titre peut surprendre, « au moment même où les frontières de l’Ukraine sont contestées par la Russie ». Lwów fût le nom de la ville lorsqu’elle était rattachée à la Pologne, dans l’entre-deux-guerres, avant d’être envahie par les Soviétiques en septembre 1939, puis par les Allemands en juillet 1941. En août 1942, le Gouverneur général de la Pologne occupée, l’avocat Hans Frank, « monta les marches de marbre de l’université et prononça un discours dans le grand auditorium où il annoncé l’extermination des Juifs de la ville » (Philippe Sands (traduit de l’anglais par Astrid von Busekist), Retour à Lemberg, Albin Michel, 2017, pp. 13-15 et 31 ; je souligne le nom actuel).
« La Nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah », tel était ensuite le titre d’un colloque international à Paris, les 21 et 22 février 2019, qui s’est trouvé « perturbé par des nationalistes polonais » (titre dans Le Monde le 2 mars, p. 10, article de Camille Stromboni) : v. le Communiqué de presse de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 22 févr., avec les textes associés.
Je renvoie enfin au billet de Charlotte Mancini, « les crimes des Khmers rouges, un génocide ? », 3 mars 2019