À Mayotte, alors qu’il « faudrait créer une classe par jour »…

« Mayotte à la dérive », Plein droit 2019/1 n° 120 (revue éditée par le GISTI, comprenant notamment les articles de Rémi Carayol, Marie Duflo, Lisa Giachino, Isabelle Mohamed et Mohamed Nabhane, « À Mayotte, le déni n’est pas la solution », pp. 8 à 11 et de Daniel Gros, « Privés d’école », pp. 28 à 31 ; v. aussi la « lettre ouverte aux ministres de l’éducation et des outre-mer sur les refus de scolarisation à Mayotte », migrantsoutremer.org 7 avr. 2020, citant des extraits du rapport du DDD, Établir Mayotte dans ses droits [pp. 21 à 24], defenseurdesdroits.fr le 11 févr.)

Le 6 mars dernier, la ministre des Outre-mer, Annick Girardin, déclarait à l’Assemblée nationale : « Pour être au rendez-vous, il nous faudrait créer une classe par jour »1« La crise sociale à Mayotte s’invite à l’Assemblée nationale », la1ere.francetvinfo.fr 6 mars 2018. Remarquant la formule, un chercheur commentait : « On touche aux limites des obligations constitutionnelles françaises d’enseignement public obligatoire et gratuit »2Christophe Rocheland, « Le gouvernement fait une erreur d’analyse à propos de Mayotte », Le Monde 21 mars 2018, p. 20 (à propos de cette tribune, v. en ligne d’autres extraits sur le blog de Michel Abhervé)..

Près de trois mois plus tard, le 5 juin, la Section de l’intérieur du Conseil d’État rendait un avis – publié par le Sénat le 7 – contenant entre autres considérations ce constat suivi d’une déduction : « Sont notamment constatées une saturation des services sanitaires et une sur-occupation des établissements scolaires, conduisant à une scolarisation par rotation, dont pâtit l’ensemble de la population résidant à Mayotte. Le Conseil d’État estime que ces éléments constituent des caractéristiques et contraintes particulières au sens de l’article 73 de la Constitution » (avis n° 394925, § 10). Autrement dit, parce que les alinéas 11 et 13 du préambule ne sont pas respectés, les situations de fait qui en résultent pour les enfants, loin d’être analysées comme des atteintes à leurs droits à la santé et à l’éducation, justifient que celui de devenir français·e soit à son tour restreint.

Le terme Mayotte comprend une trentaine de mentions dans ma thèse ; l’une d’elles signale les pages pertinentes du Rapport annuel du Défenseur des droits (DDD), consacré en 2016 à celui « fondamental à l’éducation » ; il rappelait s’être inquiété de la situation au début de l’année3V. aussi Serge Slama, « Chasse aux migrants à Mayotte : le symptôme d’un archipel colonial en voie de désintégration », La Revue des Droits de l’Homme 2016, n° 10, mis en ligne le 7 juill. (en note n° 3).. Deux ans plus tard, à l’opinion d’un « observateur de l’aggravation du climat délétère qui règne sur l’île »4Anil, « Mayotte : Une hétérotopie coloniale », Al-watwan.net 21 mars 2018 faisait écho l’expression de la « préoccupation majeure » du DDD5DDD, « Rapport sur les opérations dites de “décasage” à Mayotte », 25 mai 2018, mais là encore « dans l’indifférence (métropolitaine) quasi générale »6Pour reprendre la formule de Serge Slama, § 2 (la référence à l’hexagone, plutôt qu’à la métropole, eût été mieux choisie). ; annexé, son rapport du 9 mai 2018 se termine en rappelant en particulier les « droits fondamentaux des enfants d’être protégées contre toute forme de violence, de vivre en famille et d’accéder à l’éducation ».

Ajouts au 12 juillet : condensant les formules précitées de la ministre et du Conseil d’État, la députée LRM Ramlati Ali a rejoint la proposition du sénateur LRM Thani Mohamed Soilihi, soutenue par Emmanuel Macron, pour limiter le droit du sol7« Les députés approuvent la limitation du droit du sol à Mayotte », Le Monde.fr 11 juill. 2018.

Photo reprise depuis l’article d’Alexis Duclos, « Ramlati Ali relaxée par le tribunal correctionnel de Mamoudzou », mayottehebdo.com 22 oct. 2024 ; en complément des développements de ma thèse pp. 449-450, v. Hugo Bréant, « La laïcité à Mayotte. Un cas d’école », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs 2022, n° 21, mis en ligne le 31 juill.

Dans un article publié récemment à la Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, Vincent Mazeau rappelle que la première femme députée de Mayotte fut l’été dernier la cible d’une « micro-polémique malveillante ayant pris pour objet [s]a photographie officielle (…), qui la représente coiffée du kishali, le châle traditionnel des Mahoraises »8Vincent Mazeau, « La cravate et le voile. Réflexions sur les règles relatives aux tenues vestimentaires à l’Assemblée nationale », RDP 2018, n° 3, p. 763, spéc. p. 765 ; dans l’hémicycle, soucieuse de se fondre « dans la masse » (selon son expression), l’auteur note qu’elle décidait « de rabattre le châle de la discorde sur ses épaules, dégageant totalement sa tête » 9Art. préc., p. 778. Quelques mois plus tard, le 24 janvier 2018, « le Bureau de l’Assemblée nationale a adopté, dans une remarquable discrétion, une modification de l’article 9 de son instruction générale »10Jean-Baptiste Chevalier, « A l’Assemblée, tenue correcte et expression neutre exigées : une (très) contestable restriction de la liberté d’expression des députés », Le blog Droit administratif 23 févr. 2018.

Page 785, Vincent Mazeau rappelle aussi qu’en 1989, « deux députés décidèrent de se rendre dans l’hémicycle la tête voilée par un foulard représentant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, pour protester contre la prise de position de Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale, qui avait invité les établissements scolaires à accueillir les jeunes filles voilées « en cas de blocage » »11V. sur ce point ma thèse préc. (2017), pp. 412 et s.. Au terme de son article, pp. 788-789, il rejoint la position de Jean-Baptiste Chevalier, qui voit dans le texte précité de l’Assemblée une « limitation de la liberté religieuse injustifiée »… contrairement à celle résultant de loi du 15 mars 2004, qui reposerait sur la nécessaire protection des élèves ; j’estime pour ma part que cette protection est aussi injustifiée, puisqu’elle repose sur un prosélytisme présumé12Thèse préc., pp. 483 et s. (v. aussi, mutatis mutandis, ce billet in fine).. Surtout, plus qu’une atteinte à cette liberté, j’y vois une restriction au droit à l’éducation13Thèse préc., pp. 26 et 1211-1212.

Ajout au 23 août 2018 : relayée par le Gisti, une « Lettre ouverte à monsieur le préfet de l’île de Mayotte » est publiée aujourd’hui. Cette actualité mérite là encore d’être reliée à l’obligation négative de ne pas porter atteinte au droit à l’éducation, laquelle pourrait être renforcée ; l’État doit le respecter et le protéger, il ne saurait laisser des tiers compliquer encore davantage sa réalisation14V. respectivement pp. 978, 1178 et s..

Ajouts au 12 et 30 septembre, complétés le 23 décembre : alors que le DDD avait estimé le 26 juillet que « la dérogation au droit commun de la nationalité constituerait une atteinte injustifiée au principe d’indivisibilité et au principe d’égalité » (p. 2), le Conseil constitutionnel a rejeté son invocation devant lui : suivant l’avis précité du 5 juin, il identifie « une différence de traitement qui tient compte des caractéristiques et contraintes particulières [visées par l’article 73 de la Constitution] propres à Mayotte et qui est en rapport avec l’objet de la loi »15CC, 6 sept. 2018, Loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, n° 2018-770 DC, cons. 35 à 47 (comparer sur ce dernier point aussi le communiqué du DDD, p. 1)..

Dans une note publiée à la fin de l’année, Pierre Mouzet attire l’attention sur l’incise relative au « seizième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 », en réponse – négative – aux « sénateurs requérants » (cons. 47 et 39). L’annotateur s’interroge sur la portée de cette mention de « l’antépénultième alinéa du préambule de 1946, fût-ce à son corps défendant »16AJDA 2018, p. 2401, spéc. p. 2405 ; en lien avec le début de ce billet, j’en soulignerai pour ma part une formule : « La France forme avec les peuples d’outre-mer une Union fondée sur l’égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion ».

A l’occasion de son déplacement médiatisé à Mayotte, le 28 août 2018, Jean-Michel Blanquer a « plaidé pour que le bureau des étrangers rouvre « dans les plus brefs délais » » ; il « reste bloqué », indique Patrick Roger (Le Monde 11 sept. 2018, p. 12). Publié la veille, un autre article du même journaliste peut être évoqué : dans mon billet du 5 janvier, j’ai ajouté in fine une actualité à propos des titulaires du droit à l’éducation dont l’administration présume la majorité ; pour les jeunes originaires de la Nouvelle-Calédonie qui viennent étudier ici, c’est leur nationalité française qui n’est pas considérée17Patrick Roger, « L’atterrissage périlleux des étudiants calédoniens en métropole », Le Monde 10 sept., p. 6 : il est là aussi possible d’y voir une atteinte à l’obligation internationale de faciliter l’exercice de ce droit18Thèse préc., pp. 1180 et s..

Dans le numéro 47 de la revue Après-demain (2018/3, NF) est publié ce texte de l’ex-ministre et actuelle députée George Pau-Langevin, « Droit à l’instruction Outre-mer : une démarche inaboutie ». J’en reproduis trois extraits (en ordre inversé) : souvent, « la poursuite d’études passe par un départ vers l’Hexagone » (p. 30) ; « la collectivité départementale de Mayotte, parvenue à la pleine compétence depuis peu, ne dispose pas des personnels, ingénieurs ou techniciens suffisamment compétents », et il a été décidé d’« accepter le recours aux préfabriqués jusque-là récusés, pour débloquer la situation et commencer à rattraper le retard » (p. 29) ; en Guyane aussi, il « faudrait quasiment construire une classe par jour » (p. 28, avec la suite dans ce billet in fine).

« Une salle de classe d’école primaire détruite à Mamoudzou (…), le 14 décembre [2024]. Photo DANIEL MOUHAMADI / AFP » (« Cyclone Chido à Mayotte : les images d’une île ravagée », sudouest.fr les 15-16)

Ajouts des illustrations et notes de bas de page à l’occasion d’un complément à mon billet du 15 décembre 2024, le 29 ; v. aussi les ordonnances n° 2104124 et s., citées dans la « lettre ouverte commune LDH-Fasti-Gisti adressée à Jean-Michel Blanquer » (23 nov. 2021, avant l’appel de note 8), et celle rendue l’année suivante à laquelle je renvoyais in fine le 23 mars 2024 (après l’appel de note 19) ; v. encore Chamsoudine Said Mhadji, « L’Unicef-France appelle à “renoncer à l’opération Wuambushu” », alwatwan.net 11 avr. 2023 ; Romain Philips, « Dans les bidonvilles de Mayotte, la “délinquance de survie” des mineurs étrangers », infomigrants.net le 8 mai19À propos de l’association Le village d’EVA, v. la chanson composée et écrite par L.E.J et Ozarm, « On fait du Bruit – Ristria Keme » (21 déc. 2018). ; Gilles Séraphin et Tanguy Mathon-Cécillon, « Pourquoi tant d’enfants non scolarisés à Mayotte ? », theconversation.com le 5 déc.

Notes

1 « La crise sociale à Mayotte s’invite à l’Assemblée nationale », la1ere.francetvinfo.fr 6 mars 2018
2 Christophe Rocheland, « Le gouvernement fait une erreur d’analyse à propos de Mayotte », Le Monde 21 mars 2018, p. 20 (à propos de cette tribune, v. en ligne d’autres extraits sur le blog de Michel Abhervé).
3 V. aussi Serge Slama, « Chasse aux migrants à Mayotte : le symptôme d’un archipel colonial en voie de désintégration », La Revue des Droits de l’Homme 2016, n° 10, mis en ligne le 7 juill. (en note n° 3).
4 Anil, « Mayotte : Une hétérotopie coloniale », Al-watwan.net 21 mars 2018
5 DDD, « Rapport sur les opérations dites de “décasage” à Mayotte », 25 mai 2018
6 Pour reprendre la formule de Serge Slama, § 2 (la référence à l’hexagone, plutôt qu’à la métropole, eût été mieux choisie).
7 « Les députés approuvent la limitation du droit du sol à Mayotte », Le Monde.fr 11 juill. 2018
8 Vincent Mazeau, « La cravate et le voile. Réflexions sur les règles relatives aux tenues vestimentaires à l’Assemblée nationale », RDP 2018, n° 3, p. 763, spéc. p. 765
9 Art. préc., p. 778
10 Jean-Baptiste Chevalier, « A l’Assemblée, tenue correcte et expression neutre exigées : une (très) contestable restriction de la liberté d’expression des députés », Le blog Droit administratif 23 févr. 2018
11 V. sur ce point ma thèse préc. (2017), pp. 412 et s.
12 Thèse préc., pp. 483 et s. (v. aussi, mutatis mutandis, ce billet in fine).
13 Thèse préc., pp. 26 et 1211-1212
14 V. respectivement pp. 978, 1178 et s.
15 CC, 6 sept. 2018, Loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, n° 2018-770 DC, cons. 35 à 47 (comparer sur ce dernier point aussi le communiqué du DDD, p. 1).
16 AJDA 2018, p. 2401, spéc. p. 2405
17 Patrick Roger, « L’atterrissage périlleux des étudiants calédoniens en métropole », Le Monde 10 sept., p. 6
18 Thèse préc., pp. 1180 et s.
19 À propos de l’association Le village d’EVA, v. la chanson composée et écrite par L.E.J et Ozarm, « On fait du Bruit – Ristria Keme » (21 déc. 2018).